La chronique de Vincent : Spéciale bac philo !

« Qui ne s'est émerveillé des volutes d'une flamme, des formes extraordinaires que la croissance cristalline donne aux flocons de neige?" prononçait le grand physicien français Philippe Nozières lors de sa leçon inaugurale au Collège de France le 16 décembre 1983. Les cristaux fascinent par la perfection de leur forme et de leur géométrie. Cette réaction se retrouve chez les enfants qui découvrent pour la première fois un simple cube de pyrite : « C’est naturel ça ? Ce n’est pas possible ! Ça a été taillé ! ». Les minéraux acceptent-t-ils le défaut dans ce qui semble être une tyrannie de la perfection ? Le scientifique se demande alors si le cristal est xénophobe comme l‘indique son étymologie grecque : a t'il peur de l'étranger, de l’autre - sentiment bien courant chez les êtres vivants, à l'échelle d'un organisme ou de groupes sociaux. Le cristal inanimé est-il plus tolérant ? (Oui, oui, on vous laisse bien évidemment trois heures pour répondre !)

Nous allons aujourd'hui parler d'un exemple réussi de vivre-ensemble dans le monde minéral entre deux des minéraux les plus courants de l'écorce terrestre : la calcite (carbonate de calcium) principal constituant du calcaire, et le quartz (oxyde de silicium) ! Il a fallu des circonstances géologiques assez rares pour aboutir à un résultat étonnant à Bellecroix, dans la forêt de Fontainebleau, en région parisienne. Des solutions chargées de carbonate de calcium ont percolé dans les sables quartzeux. Des cristaux de calcite ont grandi dans ce sable fin. Au cours de leur croissance, ils ont emprisonné ce sable. Néanmoins, les forces intermoléculaires qui présidaient à cette croissance ont été suffisamment fortes pour ne pas être perturbés par les grains de sable. Quel résultat inédit ! Les échantillons de calcite de cette localité, dont l'Université de Montpellier détient une série de qualité, présentent les formes cristallines caractéristiques de la calcite, mais au lieu de face lisses, planes et brillantes, celles-ci, du fait du sable emprisonné, offrent la texture de grains agglomérés, semblable à un morceau de sucre ! Ainsi, chaque minéral s'exprime dans un tel échantillon : la calcite donne la forme et l'architecture, le quartz la texture et la matière.

Ces échantillons sont des classiques de la minéralogie française et ont été décrits sous Louis XVI. En 1850, la découverte d'une cavité entièrement couverte de ces cristallisations, la grotte aux cristaux, leur apporte la célébrité. Toujours accessible, les cristaux sont désormais protégés derrière une grille afin de limiter les prélèvements sauvages. Je me suis rendu en ce lieu singulier pour contempler les matières en place, guidé par les cartes postales du début du XXème siècle et par le texte de Roger Caillois issu de son ouvrage Pierres Réfléchies qui nous parle de ces "pierres blessées" : "Crapauds et inclusions arrachent la gemme à l'anonymat de la pureté. Ils la rendent singulière et incomparable. Deux ou plusieurs ou un nombre infini de diamants sans défauts, de même eau, de mêmes poids et mêmement taillés sont indiscernables. Seules les éventuelles imperfections qui les endommagent, permettent de les distinguer. Cependant, à partir d'une limite qui est peut-être l'évidence, le dégât proclamé, et non plus timide, fait basculer le minéral atteint dans une autre juridiction, plus proche de l'art que du négoce, où l'unique, désormais, a préséance sur l'identique, et l'irremplaçable sur l'interchangeable. Tant les pierres sont autre chose que des pierreries". Tout est dit ! Cet heureux accident de cristallisation rend ces calcites de Bellecroix, qui sans cela auraient été banales, quasi uniques ! Ainsi, parfaites dans leur imperfection même, ces calcites imposent leur étrangeté au regard et font naitre un mélange de curiosité et de désir puissant chez le collectionneur, tout comme l’œuvre d’art. Les possibilités de la nature, si chères à Roger Caillois, sont d’une telle puissance esthétique, évocatrice et poétique, qu’elles pourraient donner des leçons de modestie aux créations artistiques humaines.

 

 

Mes goûts de collectionneur de rareté ne me portent pas sur la calcite, minéral bien courant, sauf sur celle de Bellecroix, justement par leur étrangeté, par leur pathologie même ! Cet exemple de vivre-ensemble issu du monde minéral me parait salutaire. Sa réussite vient de l'imperfection, du défaut, de l'étranger. Un exemple qui pourrait donner bien des leçons à toutes les échelles de complexité de la matière, du simple cristal aux civilisations entières...

 Vincent Dubost collectionne les minéraux depuis l’âge de six ans. L'émerveillement devant la variété des formes et des couleurs l'ont vite poussé à vouloir percer plus avant les secrets de la matière, et donc à étudier la chimie puis la physique. Il entre à l'Ecole Normale Supérieure de Cachan en 2002. En 2009, il obtient une thèse sur la transition isolant métal induite par le champ électrique dans les isolants de Mott : des matériaux ou la conduction électrique est bloquée du fait de la répulsion entre électrons. Par la suite, voulant toujours explorer plus avant les multiples facettes de la matière, il s'intéresse aux aspects théoriques des isolants de Mott, donne de nombreuses conférences et rédige des articles de vulgarisation dans un spectre allant de la cartophilie minière aux étranges propriétés quantiques de certains minéraux naturels. Il obtient le CAPES de Physique-Chimie en 2015. Il est actuellement bénévole chargé du recollement de la collection de minéralogie de l'Université de Montpellier.