La chronique « Alu-cinante » de Vincent

Comment peut-on relier la petite ville d’Ivitgut au Groenland, Copenhague au Danemark et les Baux-de-Provence en France ? C’est encore un coup de Vincent et de ses découvertes minéralogiques dans les réserves de l’Université de Montpellier. Suivons-le donc à travers ce long périple pour découvrir la saga de l’aluminium !

 

 L'aluminium est un métal très utilisé de nos jours et un élément particulièrement présent dans l'écorce terrestre. Par ordre d'abondance, il arrive en troisième position derrière l'oxygène et le silicium et constitue 8 % en masse de l'écorce terrestre. Pourtant, au début de son exploitation, son prix excédait celui de l'or et lui valait le nom « d'argent tiré de l'argile » ! Contrairement aux métaux nobles (bien plus rares mais découverts bien plus tôt), l'aluminium est très facilement oxydable. Son oxyde, très difficile à réduire, forme immédiatement à la surface du métal une mince couche microscopique et imperméable qui protège le métal sous-jacent. Ainsi, l'aluminium n'a été découvert qu'en 1807 et le métal isolé que dans les années 1820. Il faut attendre 1886 et l'utilisation massive de l'électricité pour produire l'aluminium de manière industrielle.

 

Deux échantillons provenant des collections de l’Université de Montpellier permettent de comprendre l’essor de cette production. Ainsi, ce spécimen de bauxite… la découverte de ce minerai revient à Pierre Berthier, en 1821, aux Baux-de-Provence dans les Bouches-du-Rhône. Il décrit sa découverte dans le Journal des Mines[i]. "Il existe auprès d'Arles, sur une colline qui porte le nom de colline des Beaux, et tout-à-fait à la superficie du sol, un dépôt considérable de minerai de fer, semblable par son aspect et par son gisement aux minerais de fer dits d'alluvions. On s'était proposé, dans ces derniers temps, d'exploiter ce minerai pour le fondre au haut-fourneau. M. Blavier en ayant envoyé quelques échantillons au laboratoire de l'Ecole pour faire constater sa richesse, je l'ai examiné et j'ai trouvé qu'il était composé d'hydrate d'alumine, mélangé d'oxyde rouge de fer. L'hydrate d'alumine n'ayant pas encore, que je sache, été trouvé en Europe, je crois devoir rapporter les expériences qui m'ont conduit à reconnaitre son existence dans le minerai des Beaux. Ce minerai se présente tantôt en morceaux de forme indéterminée, tantôt en grains ronds, de la grosseur d'un pois, agglutinés dans une pâte de même nature et pénétrée de chaux carbonatée, laminaire, limpide, qui semble s'y être introduite par infiltration. La matière ferrugineuse est d'un rouge de sanguine sans mélange de jaune ; sa cassure est unie et luisante et jamais rayonnée : sa pesanteur spécifique est peu considérable, elle varie beaucoup." Berthier démontre alors parfaitement que cette roche est un mélange d'hydroxydes d'aluminium et de fer.

 

 

Mais comment s’extrait le métal de ce minerai ? L’opération est complexe et délicate car il faut d'abord isoler son oxyde, l'alumine[ii]. La bauxite finement broyée est attaquée par une préparation à base de soude. L'élément aluminium passe en solution sous forme d'ions complexes tandis que les hydroxydes de fer sont préservés. Les deux solutions sont ainsi séparées par filtration. Celle contenant les ions complexes est alors légèrement acidifiée : l'hydroxyde d’aluminium précipite. Il ne reste plus qu'à la filtrer puis à la calciner pour obtenir l'alumine en poudre. Or, ce dernier élément est un solide réfractaire qui ne fond qu’à plus de 2000°C ! Il faut donc réaliser une électrolyse. Pour cela, l'alumine est dissoute dans un bain bien particulier. C’est ici qu’intervient le deuxième échantillon des collections : la cryolite. Ce minéral rare dont le point de fusion est de 800° C, une fois fondu, est utilisé pour réaliser le bain. Son nom qui vient du grec « kryos », froid, et « lithos », pierre, lui est donné à cause de sa ressemblance avec la glace. Découverte au Groenland à Ivigtut en 1798, il est étudié à partir de 1799 par un chimiste danois qui réussit à identifier l’aluminium et le fluorure comme ses principaux composants. Connu dans quelques dizaines de localités au monde, ce minéral rare – et plus particulièrement le gisement d'Ivigtut - constitue une véritable aberration géologique. Exploité industriellement (par millions de tonnes), comme en témoigne les cartes postales, le minerai partait ensuite par bateau vers le Danemark.

 

 

 

Aujourd'hui, la cryolite est produite de manière synthétique, si bien que le gisement d'Ivigtut n'est plus exploité. La bauxite reste elle le seul minerai d'aluminium, avec une production de près de 115 millions de tonnes en 1990. Le gisement historique des Baux-de-Provence est épuisé. L'Hérault comptait aussi de nombreux gisement vers Bédarieux, Loupian, Villeveyrac, qui ne sont plus rentables de nos jours.

 

C’est autour de ce minéral que se rejoignent, à près de 150 ans d'intervalle, la grande histoire de l'Université de Montpellier et ma petite histoire personnelle de jeune collectionneur! En effet, l'échantillon de cryolite porte un numéro de catalogue de la Faculté des Sciences. L'inspection de cette archive apporte de nouvelles indications. Ce spécimen fait partie d’un lot de "minéraux envoyés en échange par Mr le professeur Steenstrup en octobre 1861". Ce zoologiste danois, Japetus Steenstrup (1813-1897), devient maître-assistant en botanique et en minéralogie à l’Académie de Soroe en 1841. Quatre ans plus tard, il obtient la charge de professeur de zoologie à l’université de Copenhague puis dirige le Muséum d’histoire naturelle de la ville en 1848. La récolte de cet échantillon date de 160 ans ! Quelle émotion pour moi qui à l'occasion de ma carrière professionnelle de minéralogiste et de chimiste, ai travaillé quelques mois, sans le savoir à l'époque, chez les successeurs de Japetus Steenstrup au Geological Institute de Copenhague. À cette occasion, j’ai alors effectué un échange avec le conservateur de l'époque, Ole Petersen, d'un échantillon de..... cryolite ! Mais cette fois-ci cristallisé ! Les échanges de minéraux avec Copenhague dont la description correspond aux minéraux décrits par le professeur Steenstrup continuent en 2013 ! N'est-il donc pas exaltant de faire ainsi dialoguer à travers les minéraux, petite et grande histoire et réseaux scientifiques sur plus de deux siècles !

 

Vincent Dubost collectionne les minéraux depuis l’âge de six ans. L'émerveillement devant la variété des formes et des couleurs l'ont vite poussé à vouloir percer plus avant les secrets de la matière, et donc à étudier la chimie puis la physique. Il entre à l'Ecole Normale Supérieure de Cachan en 2002. En 2009, il obtient une thèse sur la transition isolant métal induite par le champ électrique dans les isolants de Mott : des matériaux ou la conduction électrique est bloquée du fait de la répulsion entre électrons. Par la suite, voulant toujours explorer plus avant les multiples facettes de la matière, il s'intéresse aux aspects théoriques des isolants de Mott, donne de nombreuses conférences et rédige des articles de vulgarisation dans un spectre allant de la cartophilie minière aux étranges propriétés quantiques de certains minéraux naturels. Il obtient le CAPES de Physique-Chimie en 2015. Il est actuellement bénévole chargé du recollement de la collection de minéralogie de l'Université de Montpellier.



[i] Berthier M.P., « Analyse de l'alumine hydratée des Beaux, département des Bouches-du-Rhone, par M. P. Berthier, Ingénieur au Corps Royal des Mine » in Annales des Mines, Série 1, Volume 6, 1821

[ii] Formule Al2O3