La chronique de Vincent : Lost in Los !

 

En réunissant dans un même lieu des échantillons provenant de toute la surface de la Terre, les collections autorisent une fabuleuse contraction des distances : des objets dont les provenances sont séparées par plusieurs milliers de kilomètres se retrouvent juxtaposés sur la même étagère grâce au patient travail de générations de conservateurs ! À peine eus-je reposé l'échantillon de cryolite qui nous a fait voyager jusqu'au Groenland que deux autres spécimens de cette même armoire attirent mon regard. Mais cette fois-ci, les étiquettes anciennes nous indiquent la direction du Sud : cap en Afrique au large de Conakry en Guinée, plus précisément aux îles de Los.

 

 

Ces îles sont une singularité géologique car elles sont composées de syénite néphélinique, une roche peu fréquente résultant de la cristallisation d''un magma relativement pauvre en silice. Plus près de nous, ce type de formation se rencontre à Fitou dans l'Aude. Du fait de cette pauvreté en silice, des minéraux assez atypiques peuvent cristalliser à l’exemple de la villiaumite : le fluorure de sodium.[i]

 

Examinons maintenant leurs étiquettes. Toutes deux portent la mention « Collection de minéralogie de l'Université de Montpellier ». L'une mentionne "VILLIAUMITE prélevée aux îles de LOS. Guinée Française. Don des bauxites du Midi". Nous retrouvons là encore de la bauxite : rien de plus normal puisqu’il s'agit du produit de l'altération de cette syénite néphélinique en climat tropical. La collection de l'Université abrite d’ailleurs des échantillons de bauxite latéritique provenant de cette localité guinéenne, exploitée par cette même société « les bauxites du Midi » travaillant dans les gisements du Sud de la France.

 

 

 

Mais l'histoire de l’autre échantillon est tout aussi intéressante. En effet, son étiquette indiquant « Museum National d'Histoire Naturelle » porte la mention manuscrite "Villiaumite dans syénite néphélinique, Ile Rouma, arch. de Los Guinée fr". Un peu de graphologie, aidé par la mention Museum, permet d’identifier l'écriture comme celle d'Alfred Lacroix ! C'est précisément ce grand minéralogiste qui a décrit la villiaumite [Lacroix 1908], et ces échantillons correspondent exactement à cette description ! Laissons-lui donc la parole, tout d'abord sur l'obtention de ce matériel : "M. Villiaume, qui m'a fourni une partie importante des matériaux que j'ai antérieurement étudiés, a bien voulu profiter d'un récent voyage en Guinée pour retourner à Ruma, afin d'y recueillir une collection nouvelle, ayant spécialement pour but de me permettre l'étude des syénites pegmatoïdes et de leur relation avec les types à grains fins. Il a rapporté au Muséum environ une demi-tonne de gros blocs provenant de la côte nord de l'ile. Ces échantillons ont été extraits à l'aide d'explosifs, ce qui a rendu possible l'élimination des portions en contact avec l'air et l'obtention de matériaux d'une fraicheur exceptionnelle, qui seule a permis la découverte qui fait l'objet de cette Note". Et Lacroix de décrire plus bas les échantillons "Parmi les roches recueillies par M. Villiaume, se trouve un petit nombre d'échantillons d'une syénite à grains très fins, dont la masse grise est parsemée de taches d'un carmin clair, qui font penser tout d'abord à l'existence d'eudialyte ; la même substance se retrouve, mais bien individualisée en plages de 1mm à 3mm, dans une autre roche à grains moyens ; sa couleur est alors beaucoup plus foncée : c'est le violet sombre de certains cristaux d'érythrine de Schneeberg. Ce minéral n'appartient à aucune espèce connue »[ii]. Il procède ensuite à des essais chimiques pour montrer que ce minéral correspond au fluorure de sodium et le dédie enfin à l'explorateur qui lui a fourni les échantillons : "Je propose de désigner ce nouveau minéral sous le nom de villiaumite, en l'honneur de l'explorateur auquel je dois tant d'intéressants matériaux d'étude recueillis en Guinée et à Madagascar".

 

 

 

 

 

Nous n'aurions pu accomplir ce voyage si des générations de professeurs et chercheurs consciencieux n'avaient pas conservé les anciennes étiquettes. Elles sont toutes aussi importantes que l'échantillon car sans elles, l'échantillon perd une grande partie de sa valeur scientifique et patrimoniale. Et le collectionneur, en contemplant des échantillons passés dans des mains prestigieuses, a le sentiment, imaginaire certes mais bien ancré dans son cerveau, d'entrer en contact avec les esprits de ces anciens minéralogistes. Heureux fantômes qui viennent le hanter dans sa quête de préservation de la mémoire....

 

Errare Humanum Est ! Le collectionneur se laisse parfois emporter par son enthousiasme. J'avais attribué à Alfred Lacroix l'écriture de l'étiquette de villiaumite en la comparant avec celle d'un manuscrit du Muséum National d'Histoire Naturelle (MNHN) de Paris. Mais la graphologie est une science délicate et les écritures souvent trompeuses ! Étant donné la description de cette espèce et la provenance des échantillons par ce scientifique, il était cohérent de lui attribuer cette propriété ! Mais mon collègue Pierre-Jacques Chiappero, maître de conférences au MNHN, a infirmé cette attribution. Il s’agit en fait de l'écriture de Jean Orcel. Né en 1896, il soutient sa thèse sur les minéraux du groupe des chlorites, des silicates lamellaires, en 1927. Dans les années 30, il travaille sur les minéraux métalliques, en particulier ceux provenant de gisements français, en utilisant le microscope métallographique et les mesures de réflectance. Il devient ensuite assistant au MNHN en 1932 puis succède à Lacroix en 1937. C’est probablement lui qui transmet les échantillons de villiaumite du MNHN à l'Université de Montpellier. Après-guerre, il devient chef de la division minéralogique du Commissariat à l'Énergie Atomique (CEA), motivé par la recherche et la valorisation du potentiel des gisements uranifères français. Enfin, ses textes témoignent d’un intérêt pour les météorites mais également de son engagement politique avec des idées proche du communisme. En 1959, un arséniure de nickel découvert dans des carottes de sondage en Nouvelle-Calédonie est nommé en son honneur, l'orcelite. (FONTAN François, MARTIN F. Robert, "Minerals with a french connection" in The Canadian Mineralogist, Special, Publication 13, 2017)

 

Vincent Dubost collectionne les minéraux depuis l’âge de six ans. L'émerveillement devant la variété des formes et des couleurs l'ont vite poussé à vouloir percer plus avant les secrets de la matière, et donc à étudier la chimie puis la physique. Il entre à l'Ecole Normale Supérieure de Cachan en 2002. En 2009, il obtient une thèse sur la transition isolant métal induite par le champ électrique dans les isolants de Mott : des matériaux ou la conduction électrique est bloquée du fait de la répulsion entre électrons. Par la suite, voulant toujours explorer plus avant les multiples facettes de la matière, il s'intéresse aux aspects théoriques des isolants de Mott, donne de nombreuses conférences et rédige des articles de vulgarisation dans un spectre allant de la cartophilie minière aux étranges propriétés quantiques de certains minéraux naturels. Il obtient le CAPES de Physique-Chimie en 2015. Il est actuellement bénévole chargé du recollement de la collection de minéralogie de l'Université de Montpellier.



[i] Formule NaF. Lacroix 1908 : Sur l’existence du fluorure de sodium cristallisé comme élément des syénites néphéliniques des iles de Los Comptes Rendus de l’Académie des Sciences 146 p 213-216 (1908)

[ii] La description technique se poursuit : « il est pseudo-cubique et vraisemblablement quadratique ; il possède trois clivages rectangulaires, dont un excessivement facile (p) ; les lames fournies par celui-ci, examinées au microscope, sont d'une magnifique couleur carmin, non pléochroïques, monoréfringentes ; elles ne donnent aucune image en lumière polarisée convergente."